Quand avons-nous commencé à nous dire de nous tenir droits ? Comment la posture est-elle devenue si chargée de sens ? Et que peut nous apprendre l’histoire de cette idée étrange sur notre approche de la santé et de la douleur aujourd’hui ?
Cet article est une traduction de Upright and Uptight: the invention of posture, écrit par Tom Jesson. Il est traduit et publié ici avec l’autorisation de l’auteur.
Partie 1: du militaire au civil, puis à la médecine

Selon l’historien Sander Gillman, l’injonction à se tenir droit trouve ses racines dans le développement de la formation militaire au XVIe siècle. Des postures comme celle montrée dans cette gravure flamande ont commencé comme des instructions pratiques sur la manière de manipuler les armes telles que les mousquets et les piques. Mais, selon Gillman, à la fin du XVIIIe siècle, elles avaient acquis un sens plus large: elles étaient devenues un moyen de transformer un homme en soldat. La posture devenait un outil de transformation personnelle et un instrument de discipline.

À mesure que la posture s’imposait dans la vie civile, les notions de bonnes et mauvaises postures prenaient de l’importance. Au XIXe siècle, elle devient liée à la santé et à la maladie. Des courants comme la gymnastique suédoise ou la krankengymnastik allemande (précurseurs de la kinésithérapie moderne) introduisent l’idée d’une posture idéale et de postures pathologiques – telles que la cyphose, la lordose, le dos plat ou cambré. La classe moyenne, en particulier, investit dans des manuels d’auto-soin, vendus par millions, leur enseignant comment se tenir droit. Et avec la maladie vient la morale: Gillman note qu’au milieu du XIXe siècle, « la frontière entre [la posture] et la position morale était devenue complètement floue ».


À la fin du XIXe siècle, la posture, après s’être libérée du milieu militaire pour entrer dans la vie civile, était désormais infusée de significations concernant non seulement la discipline, mais aussi la santé, la maladie, la moralité et la décadence. Elle était également devenue médicalisée. Puis vinrent quelques décennies remarquables de ce que les historiens David Yosifon et Peter N. Stearns appellent les guerres de la posture.
Les guerres de la posture!


Mais aucun changement culturel n’est sans opposition. De nombreuses personnes se battirent pour protéger les habitudes et pratiques traditionnelles de l’essor du consumérisme et de l’assouplissement de la discipline. La posture devint un champ de bataille pour une contre-attaque culturelle qui dura bien jusque dans les années 1950: les guerres de la posture.
Cette contre-attaque consistait en d’interminables arguments médicaux et moraux pour défendre une bonne posture, ciblant particulièrement les enfants et leurs parents inquiets. La posture devint un sujet central dans les manuels parentaux, et en 1890, la moitié des enfants étaient identifiés comme ayant des courbures vertébrales « anormales ». En 1920, l’école devint le principal lieu de correction de la posture. Jessie Bancroft, l’une des fondatrices de l’American Posture League, encouragea les enseignants et les infirmières scolaires, dans son livre The Posture of School Children (La Posture des Enfants Scolarisés), à développer leur capacité à repérer les enfants ayant une mauvaise posture. Yosifon et Stearns qualifient les programmes de correction de la posture organisés dans les écoles publiques américaines de « croisade ». Les collèges américains commencèrent à évaluer, photographier et corriger la posture des étudiants à leur inscription, ce qui mena à un scandale des décennies plus tard lorsque des photographies de nus d’étudiants furent découvertes dans les archives des écoles de la Ivy League. L’utilisation des écoles comme champ de bataille pour les guerres de la posture était, selon Yosifon et Stearns, motivée par un désir de renforcer la discipline chez les jeunes.


À cette époque plus détendue, l’étiquette n’était plus un argument crédible pour maintenir une bonne posture, et des justifications médicales furent utilisées à la place. La posture était perçue comme une composante essentielle de la bonne santé, et le corps était envisagé comme une machine devant être maintenue en alignement. Se voûter et se laisser aller était censé contraindre les organes à ne pas fonctionner correctement. Cette médicalisation impliquait la codification et la quantification de la posture dans des tests comme le Bancroft test (1938) ou le Iowa posture test (1940). Les exercices devinrent la méthode principale de correction, et aux États-Unis, Bancroft s’inspira des systèmes d’exercice allemands, suédois et militaires qui avaient mis l’accent sur la posture au XIXe siècle.
L’association de la posture et de la moralité se poursuivit, et peut-être même s’intensifia; un médecin rapporta que la mauvaise posture était un indice « de gens sournois, de lâches et de criminels ». Une manière dont les gens expliquaient cela était de lier une mauvaise posture à une faiblesse de caractère et à un manque de maîtrise de soi. Nous voyons aujourd’hui la même logique dans les discussions sur l’obésité.
Yosifon et Stearn affirment qu’un des moteurs clés de cette médicalisation était simplement l’intérêt professionnel. La médecine et les disciplines adjacentes commencèrent à incorporer la posture comme moyen d’accroître l’importance sociale de leurs propres disciplines. Par exemple, en 1927, les chiropraticiens commencèrent à organiser des concours de Miss Posture Parfaite, mêlant les idées de santé et de beauté pour promouvoir leur nouvelle discipline. Un ancien manuel de kinésithérapie, Lectures on massage and electricity in the treatment of disease (Leçons sur le massage et l’électricité dans le traitement des maladies.) préconisait que les parents vérifient les courbures de la colonne vertébrale de leurs enfants chaque année, car « il est impossible de trop insister sur l’importance de détecter la maladie tôt », et fournissait des instructions sur la meilleure posture assise pour maintenir une colonne vertébrale en bonne santé. L’auteur, un médecin, expliquait :





Pour les yeux modernes, la branche la plus désagréable de cette histoire est l’association de la posture avec la supériorité nationale ou raciale. L’augmentation de l’immigration fut un aspect du changement social rapide de cette période, et l’anxiété à ce sujet semble avoir imprégné le discours sur la posture. L’eugéniste américain B.G. Jeffries disait que « la posture parfaite est l’antithèse de la maladie et de la décadence morale ». Le psychologue William Sheldon utilisa les photos de nus de la Ivy League pour développer ses théories sur les types corporels ectomorphes, endomorphes et mésomorphes, et leur relation avec les hiérarchies sociales. En 1922, le Lancet notait que « certaines races primitives qui ont l’habitude de s’accroupir […] gardent les genoux et le dos pliés et ont une démarche et une posture pas beaucoup meilleures que celles des grands singes. En règle générale, plus le peuple est civilisé, meilleure est la posture ». Les sciences raciales européennes utilisèrent le concept de la ligne à plomb pour démontrer que les races orientales étaient plus faibles et plus corrompues. Ces idées trouvèrent leurs extrêmes en Europe, en Russie et en Chine, où les sociétés fascistes, stalinistes et maoïstes associèrent explicitement la posture à leurs divers projets politiques. Le marxisme considérait la posture droite comme « l’orthopédie morale de la dignité humaine » (Ernst Bloch); le fascisme la voyait comme un trait caractéristique de l’übermensch (ndt: surhomme) aryen.

La posture défaite ?
Finalement, le consumérisme libéral et le « mode détendu » l’emportèrent. Se voûter, autrefois novateur et rebelle, devint si ordinaire que pendant son mandat, l’homme le plus puissant du monde, Barack Obama, s’asseyait régulièrement dans le Bureau ovale les pieds sur son bureau.


Yosifon et Stearn affirment que les guerres de la posture furent gagnées brusquement dans les années 60, avec la « disparition virtuelle » du discours sur la posture dans les discours moraux, médicaux et parentaux. Par exemple, en 1967, le médecin J.P. Keeve écrivit un article anti-posture « démystificateur » dans le Journal of School Health, ressemblant de manière frappante à un Adam Meakins rétro. Il est intéressant de voir que des idées qui semblent maintenant audacieuses et contre-intuitives sont en réalité présentes depuis un demi-siècle.

Un autre sujet de préoccupation mal orientée, souvent mis en avant par le personnel scolaire et des parents excessivement inquiets, est la question de la posture et de la forme physique. Nous continuons à croire, malgré les conclusions de la recherche qui disent le contraire, qu’un enfant en bonne santé devrait, d’une certaine manière, accomplir ses tâches quotidiennes bien plus efficacement s’il essayait de ressembler à un cadet exemplaire de West Point – de préférence au garde-à-vous. Il n’existe aucun fait scientifique pour étayer les bienfaits de cet idéal esthétique, et pourtant, beaucoup d’attention est consacrée à la « correction des postures défectueuses » dans de nombreux systèmes scolaires. En réalité, les mythes entourant les tentatives d’agir sur ou pour le système musculo-squelettique des enfants sont aujourd’hui plus forts que jamais. J’aimerais utiliser ce sujet du bon […]
Mais nous savons que la posture n’a pas disparu. La plupart des manuels de kinésithérapie continuent à lui consacrer quelques colonnes, et la plupart des kinésithérapeutes l’évaluent toujours, bien que sous des termes plus (faussement ?) sophistiqués, tels que le positionnement de la scapula, l’inclinaison pelvienne et la rigidité segmentaire. Il y a à peine une décennie, une série d’essais en kinésithérapie a testé l’entraînement et l’éducation à la posture dans les écoles avec des enfants dès neuf ans, leur conseillant de ne pas ressembler au personnage de dessin animé « Lazy Leo, qui rend ses disques très malheureux en étant paresseux et en faisant tout de travers ». Les chercheurs ont mis des affiches dans les salles de classe, formé les enseignants à repérer et corriger la mauvaise posture, et ont recruté un groupe d’enfants pour dénoncer leurs camarades, tout comme l’avait fait l’American Postural League il y a cent ans. Il semble que la posture soit toujours, parfois, un moyen clandestin de contrôler et de discipliner les enfants, et que la kinésithérapie puisse être complice.

La culture en général continue également d’exprimer des angoisses concernant les changements sociaux à travers la posture, par exemple par la peur des nouvelles technologies causant le « cou de smartphone », ou l’allongement des heures de travail nécessitant des bureaux debout. Des dispositifs comme Upright™ se fixent à la colonne vertébrale lombaire de l’utilisateur et vibrent lorsque son dos commence à se courber. Notre culture reste imprégnée de certaines façons de penser la posture qui sont paranoïaques ou punitives.
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